Sur le fil qui délimite la terre du milieu de la terre des cieux, des nuages jouent à l’équilibriste. Le volcan Teide n’a pas encore choisi son domaine. Parfois les pieds bien ancrés dans le sol, parfois amarré à un nuage, flottant au-dessus de l’île, il hésite encore entre devenir l’olympe et incarner un support de grimpe.
La terre du milieu côtoie aussi la mer du monde ténébreux. La rencontre est violente, fracassante, et l’océan croque dans la roche des parts de gâteau entières, laissant quelques miettes de rochers noirs éparpillés sur la plage, où l’on voit encore les traces des dents dans la roche verticale.
En repartant, la mer qui retire sa serviette fait glisser les galets dans un son régulier de pierres entrechoquées. Ce roulement incessant rythme le silence englobant.
Les vagues en s’élevant s’affinent, et laissent filtrer la lumière matinale à travers leurs écailles, teintant leur dos de couleurs turquoises transparentes, avant de rencontrer dans un fracas le bleu foncé de l’horizontale, dans un éclat d’écume blanche, feu d’artifice, mousse puis meringue.
Quelques surfeurs ont choisi cet endroit précis, à la frange des mondes, pour danser d’un pas à l’autre entre ces contrées, et glisser comme une plume ou une feuille d’automne sur les courants envoûtants.
A quelques pas, des pêcheurs sur le quai se sont retrouvés pour casse-croûter. Près d’eux, un grand crochet suspendu dans le ciel semble vouloir pêcher le Teide. Cette proie à nulle autre pareil, n’est pourtant pas prête à se laisser happer.
Non loin de là, un chat à la prestance égyptienne et aux couleurs délicates, prend posture devant le poster du volcan. Ses yeux bleus entraperçus semblent avoir absorbé le ciel, mais sa dignité le contraint à garder les paupières fermées sur son trésor qu’il garde bien caché.
Les falaises hautes et abruptes créent une ombre qui renforce la noirceur de la roche volcanique. Les maisons de couleurs, agglutinées dans le peu d’espace disponible à flan de relief, apportent leur touche de pointillisme dans ce tableau bicolore bleu et noir. Quelques grandes traces dessinées à coup de pinceau étalent du blanc de la même façon dans l’eau et dans l’air, sous forme d’écume ou de nuages.
Dans ce paysage du bout du monde, une vie locale frémit, fière d’habiter dans cet endroit qui n’a pas de prix. « El Pris », c’est le nom de ce lieu-dit. Sur un banc, un papi est assis, avec son chapeau sur la tête, et il observe la vie qui défile, au son de flotteurs suspendus à de grands ficus tels des gri-gris, dont le poids qui ne paraît pas si grand fait tout de même plier les arbres qui par leur sagesse tentent de s’éloigner de la berge. Quelques mètres plus loin, un peu plus tard, je retrouverai ce même papi en train de pédaler sur un vélo fixé à cet effet, pour les sportifs et le troisième âge, qui surprenamment ne restait pas figé dans sa carte postale. Il faut dire que tôt le matin, les dames s’étaient déjà retrouvées dans les eaux heureusement pas trop glacées, pour jouir des éclats d’écume qui après s’être confrontées au mur de la piscine naturelle, et de surprise en être montées jusqu’à 4 ou 5 m de haut, retombaient dans le bassin pour le plaisir des copines venues profiter d’une séance gratuite de piscine à vague digne d’un parc aquatique.
Pour réconforter les sportifs matinaux, les restaurateurs du bord de mer installaient quelques tables et chaises en métal, dont le bruit des pieds se posant sur le sol annonçait bientôt le tintement des glaçons dans le verre, ou de la cuillère au bord de la théière. Tous ces sons m’évoquaient déjà le goût du café, pris entre deux couches géologiques de lait concentré et de liqueur, délicatement servies sous le nom de Zaperoco. Le goût des Canaries. Un dégradé de noir, de beige et de blanc, de la roche volcanique aux nuages, un concentré de paysage dans une tasse, acidulé par un zeste de citron, ce morceau de soleil qui réveille les papilles.
Sur cette île où il est rare de pouvoir longer très longtemps la côte escarpée sans remonter de quelques centaines d’enjambées le dénivelé pour passer une vallée, le chemin de côte se déroulait par galets. Un ancien s’y promenait avec sa meute de chiens : une dizaine de spécimens de la même race aux couleurs variées crapahutaient au milieu des euphorbes et des rochers. La compagnie des bêtes devait lui être plus fidèle et reconnaissante que celle des hommes. Et la position de chef de meute devait lui apporter la dominance dont il avait besoin. Ou peut-être avait-il le goût de la nature et l’amour des bêtes tout simplement.
Dans le coin les architectes s’en étaient donné à cœur joie. Les appartements de la calle Mesa del Mar (Tacoronte), étaient construits sous une route. Un peu plus loin une tour laissait passer les piétons par un tunnel sous ses pieds de l’autre côté de la grève. Cette tour, dénommée ‘apartments inside the wave’ portait bien son nom au vu de l’évènement de l’année passée : une vague avait attrapée un balcon et emmenée avec elle, en une fraction de seconde. Au cœur des vagues, ils n’ont pas menti.
De grandes estrades en bois descendent vers une piscine naturelle, découpées comme une maquette de carton plume selon les courbes de niveau, mais avec le trait franc et droit du cutteur, car les architectes de l’époque aimaient les coupes droites et masculines.
Entre deux villages, quelqu’un avait fait appel aux désirs artistiques d’un architecte pour concevoir une maison qui se confonde dans le paysage : opération réussie, matériaux bruts et béton aux couleurs de la roche environnante, balcon avec cadre en bois et vitres transparentes, escalier glissant dans la pente entre les cactées. Un autre avait eu cette idée là quelques temps plus tôt, mais sa maison esseulée était aujourd’hui délabrée. La compagnie des mouettes et des lézards ne lui avait pas suffi. Mais il restait une jolie tour qui donnait tout son charme à la ruine.
Cette escapade hors du temps, tissant par le chemin le lien entre les époques architecturales, entre la mer et la terre, entre le sol et le ciel, avait comblé mon besoin de reconnexion au moment présent. La beauté de la nature et la décrépitude des bétons et du fer mangés par le sel se mélangeaient. Le souvenir d’une époque faste où les grands projets bétonnés étaient financés, côtoyait l’authenticité des vieilles bâtisses de pêcheurs encore animées, entre lesquelles déambulaient de nouveaux touristes un peu perdus, attirés par une brochure où la photo bien cadrée sous un soleil radieux ne les préparait pas à cette matinée de tempête où la piscine hostile n’invitait pas vraiment à la baignade. Tout se mélangeait : rêves passés, attentes présentes. Ruines et constructions nouvelles. Anciens observant et enfants jouant. Odeurs de poisson, d’embrun et de friture. Langues espagnole, anglaise, allemande ou hollandaise. Zones délabrées et paysages de toute beauté. Il y avait tout. Tout en un même paysage. Tout en un même instant. La vie. C’était un morceau du vivant.