
Nous marchions sur la colonne vertébrale du dragon qui ondulait sous la terre. Il fut un temps, lorsqu’il voulait reprendre un peu d’air, il soufflait comme une baleine à la surface le feu qu’il avait en trop dans ses poumons. Nous avons appelé ce phénomène volcan. Aujourd’hui le dragon est endormi, même s’il ronronne encore un peu de temps en temps. Les géologues étudient son électrocardiogramme régulièrement pour s’assurer que sa sieste continue d’être paisible.
Ce jour-là nous marchions entre ses écailles érigées, ces grands pics d’agaves bleues alignées sur son dos. Nous volions au-dessus des nuages. Sa compagnie était calme et paisible, il n’y avait pas un bruit sur ses flans, pas même un oiseau qui n’ose perturber la course du grand sage.
A son passage, les troncs des arbres s’entortillaient sur eux-mêmes, se courbaient et ondulaient, créant des formes mystérieuses.
Le chemin commençait quasiment à plat, ce qui est rare sur cette île, et certains en profitaient pour y courir ou faire du vélo. Trop de facilité invite au défi, et les gens prenaient de la vitesse pour fuir l’ennui à leur trousse. Tandis que le sentier commençait à s’escarper, le silence nous accompagnait. Nous devions garder notre souffle pour nos muscles plutôt que pour nos mots. Les terrains accidentés ne sont pas les plus empruntés. Concentration et détermination nous ont finalement emmenés jusqu’au sommet. De là, après un long tunnel végétal sombre, nous avions le droit au panorama. Baignés de soleil, nous pouvions admirer l’étendue des volcans et forêts jusqu’au rivage et son phare. Sur les hauteurs, le Teide était la couronne triomphante de l’île. Le père des volcans semblait surveiller tous ses petits dont les pointes sortaient ça et là sur la plaine. Un paysage de Toblerone.
L’odeur de quelques pins canariens venait apporter sa touche olfactive au spectacle, masquant notre propre sueur. De petits rapaces surveillaient le jardin d’Eden, et des lapins avaient laissés quelques indices de leur présence.
La forêt qui s’étendait gardait ses secrets sous les houppiers. D’ici, impossible de savoir combien de sentiers la traversaient, combien de silences s’y confondaient, combien de pinçons bleus s’y nichaient. Elle était comme la surface de l’océan sombre, encore plus profonde qu’étendue, où nul ne sait combien d’habitants la traversent en ce moment. Je serais curieuse d’avoir une vision aux rayons X, et de voir ce qui s’y passe. Mais les paysages ont leur intimité, et nous devons pour les découvrir les explorer à pas de loup, à l’échelle de notre regard d’humain, à l’échelle de nos sens exacerbés, à l’échelle de notre ouverture de cœur capable de percevoir au-delà de ce qu’ils nous montrent en façade.
Alors plongeons, plongeons dans les forêts, dans les océans, dans nos âmes, à la découverte des mystères et surprises qui nous font vibrer, à l’unisson entre le dehors et le dedans, faisant passer la musique de la vie des arbres aux canaris, de notre chair au rocher, de l’humus au pinus.
Ces promenades sont des concerts, où notre corps s’harmonise à l’orchestre des vibrations de tous les êtres vivants qui nous entourent. Ces bains de silences et ces bains de sens, sont comme une grande machine qui ajuste nos réglages, pour que nos rouages retrouvent leur fluidité, et puissent retourner dans le bain du quotidien, assouplis mais pas endormis, régénérés, prêts à générer, créer, diffuser.
Qui sait, c’est peut-être le dragon qui laisse s’échapper un peu de son trésor ?