– Beauté et Liberté –
Des pierres rouges, noires et blanches jonchent le sol. Le volcan, cet artiste, a craché des boules de couleurs pour que la Nature puisse s’en servir. Elle a pris son pinceau, l’a trempé dans le pigment rouge pour colorier les fruits des cactus. En ce mois de décembre, ils sont ainsi parés pour Noël et n’ont rien à envier aux sapins des contrées plus au nord. Elle a ensuite pris un peu de minéral blanc pour éclaircir les pétales des marguerites, les Margarita de Anaga. Avec le noir, elle a souligné le relief par de grands traits de basalte appliqués telle une ligne de khôl.
La roche volcanique descend parfois sous forme de cascade au milieu de la végétation, par tronçons nets et brillants, comme coupés au couteau. Qui a dit qu’il n’y a que des formes courbes dans la Nature ? Quelques-uns qui n’ont jamais regardé la géologie de près. Les formes géométriques, les lignes droites, contrastent avec les ondulations des euphorbes alentours.
Le soleil et les nuages jouent aux metteurs en scène, en braquant leurs projecteurs sur un éperon rocheux qui émerge du décor, en laissant dans l’ombre les monts d’arrière-plan qui donnent un caractère solennel à la scène.
Chaque chose est à sa place, chaque volume de plante ou de roche met en valeur la composition dans son ensemble. Il n’y a plus rien à toucher, il n’y a qu’à profiter du spectacle, en avançant sur le tapis déroulé du chemin qui vous emmène de la vallée par-dessus la rivière à la crète et aux monts venteux. Tout en haut de l’amphithéâtre, on peut voir la mer au loin, et le chemin parcouru. Quelques chiens continuent de signaler notre présence, et quelques grenouilles préviennent leurs congénères de notre passage. Les oiseaux chantent avec de jolis gazouillis printaniers. Tous ces animaux s’accordent pour créer la bande son du spectacle que l’on traverse à grandes enjambées.
En haut sur la crête, de charmantes ruines évoquent un passé chaleureux, protégé au sein de murs remparts contre les bourrasques de vents. Pourquoi s’installer si haut ? Certes la vue est sublime. Le sublime nécessite l’acceptation d’un peu de discomfort, voire de danger.
Un joyeux habitant vit encore dans l’une de ces maisons. Il s’est servi de vieilles chaussures pour y installer ses plantes, il a peint de vieux pneus pour en faire des pots.
Un peu plus loin dans la descente, un cortège d’invités transportent des sacs en essayant de garder l’équilibre dans les marches étroites du sentier. Y a-t-il une fête là-haut ? Nous allons nous retrouver pour Noël nous dit-on. La famille tente de rejoindre la maison incrustée dans la roche et la forêt, isolée de toute civilisation, pour retrouver le foyer familial joyeux. Ils sont courageux ces gens, prêts à faire quelques kilomètres d’efforts pour se rassembler dans les bras de la mère Nature.
A l’ermitage de Santiago Apostol, un dragonier à trois troncs joue au triskel avec ses racines enchevêtrées. Tout le monde va voir le dragonnier d’Icod de los Vinos, mais celui-ci est le seul que j’ai rencontré avec cette configuration triple. Cet arbre typique des Canaries a la particularité d’avoir une sève de couleur rouge, comme le sang du dragon. Sur fond de décor brumeux, on comprend la naissance des légendes au creux de ces racines qui ondulent et semblent prendre vie.
Certes cet endroit est difficile d’accès, au fin fond de l’Anaga. Mais les choses rares demandent de la patience et de l’exploration. On en est d’autant plus fiers lorsqu’on les atteint.
Ce jour-là l’île avait décidé de remplir ses nappes phréatiques en prévision de l’été prochain. On entendait les rideaux de pluie approcher avant qu’ils ne s’abattent sur nous. Le brouillard effaçait le lointain, nous étions obligés de nous concentrer sur notre environnement proche. Le brouillard dit : « Vis dans l’ici et le maintenant ». Pas de projection possible vers le « bientôt ». Impossible de voir le haut de la crête, ni vers où le chemin nous amène. Il faut faire confiance, et continuer. Belle leçon de vie. Les balises jaunes et blanches nous rassurent. Dans la vie, qui sont vos balises ?
Arrivés au village de Chamorga, un plat chaud nous attendait. Vive les Guachinche qui existent encore, tenus par les anciens qui savent cuisiner les plats typiques de la région. Viande en sauce, pommes de terre et patates douces qui fondent dans la bouche. Plat de pois chiches aux épices tellement typiques. La dame un peu bourrue s’adoucie lorsqu’on lui parle avec quelques mots d’espagnol. Maniaque, elle s’inquiète de ces randonneurs trempés qui arrivent des quatre coins de la montagne avec leurs chaussures mouillées. Le vin y est très bon, servi dans une petite fiole en verre. Des affiches indiquent du vin de mûre et de la liqueur, mais rien de tout cela n’est disponible aujourd’hui. Dommage, on en aurait bien goûté.
Nous avions prévu d’attendre le bus de 16h30 au soleil, mais avec ce temps nos plans sont chamboulés. Nous avons marché vite, et il reste 3h avant qu’il n’arrive. Plutôt que de rester frigorifiés à patienter sur un banc, nous décidons de reprendre la route pour rentrer à pied. Il n’y a pas de réseau par ici, mais mon GPS intégré se souvient d’un chemin qui descendait depuis la route jusqu’au village où la voiture est garée. Nous décidons donc de remonter par le bitume jusqu’à cet endroit. La marche nous réchauffe, il ne pleut plus, et les paysages sont magnifiques. Nous sommes heureux de notre choix. Ce retour à pied improvisé est exaltant.
L’improvisation, c’est la mise en pratique de notre liberté.
Sur la descente du retour nous philosophons sur cette notion de liberté.
Beaucoup se battent toute leur vie pour devenir libre.
Mais une fois libre, que fait-on ?
Il faut du temps pour se détacher des emprises, qu’elles soient physiques ou mentales.
Mais une fois nos chaînes coupées, une fois nos anciennes croyances transformées, une fois libérés, savons-nous être libres ?
Lorsque toute une vie nous avons appris à survivre, savons-nous vivre ?
Lorsque toute une vie nous nous sommes battus, savons-nous être en paix ?
Le reportage « Testament : L’Histoire de Moïse » de Emre Şahin et Kelly McPherson sur l’histoire de Moïse rappelait qu’une fois libéré, le peuple juif a erré pendant 40 ans dans le désert.
Bishop Andy Lewter, pasteur au Hollywood Full Gospel Baptist Church, historien, faisait ce commentaire :
« What it takes to get free is different than what it takes to stay free. »
« Ce qu’il faut pour être libre est différent de ce qu’il faut pour rester libre. »
Il semble qu’il faille apprendre à être libre.
Les montagnes de l’Anaga nous apprennent à l’être, à suivre nos sensations, nos instincts, pour nous guider entre les plis du relief, pour écouter notre boussole intérieure qui nous oriente dans nos choix.
Le corps se confronte à la pluie, au vent, au froid. Et l’âme grandit, apprend, tenue par la main de ce massif volcanique qui nous offre des possibilités.
Devenir libre, c’est apprendre à choisir.
Les circonstances nous offrent des options de scénarios, et nous décidons de suivre une des pellicules cinématographiques proposées pour créer notre propre film, notre propre histoire. Il y en a des milliers possibles. Et pourtant, c’est le long de ce chemin-ci que nous marchons. Il y a comme une vibration qui sonne juste dans notre corps lorsque nous émettons à haute voix les hypothèses. Les mots sont comme des incantations, et certains résonnent plus avec notre musique intérieure que d’autres.
Ensuite, il faut se mettre en marche.
Un pas après l’autre, le souffle s’accorde, le sang circule dans les muscles, et l’équilibre s’établit, en mouvement. Alors les hormones de l’effort s’activent. Endorphine, dopamine et adrénaline, ces noms de fées provoquent une sorte de transe dans le corps. Il paraît qu’elles savent réduire le stress, qu’elles améliorent la qualité du sommeil, diminuent les douleurs et agissent comme anti-dépresseurs. Magie : physique et chimie. Allez donc demander aux fées tout en haut de la montagne de vous guérir, vous guérirez en chemin.
Objectif ?
Beauté partagée.
Et la beauté peut prendre tellement de formes sur cette Terre : un paysage au soleil couchant, les lumières qui s’allument dans les villages à la tombée de la nuit, un visage rayonnant, un sourire échangé dans la rue avec un inconnu. Un rire d’un enfant, les rides malicieuses au coin de l’œil d’une personne âgée. Un geste entre deux amants, une goutte d’eau qui glisse le long d’une feuille. Un couple qui marche en silence côte à côte, complice. Des amis assis à la terrasse d’un café qui jouent de la musique et se marrent. La couleur du vin lorsqu’un rayon de soleil traverse la coupe posée en avant plan d’une jolie vue. La mélodie envoûtante d’un groupe de musiciens qui savent s’accorder. L’odeur des figuiers dans la chaleur de l’été.
Il y a tellement de beauté à laquelle s’abreuver.
Être libre, c’est savoir en profiter, s’en délecter. Accueillir toute ces beautés en soi.
« La beauté sauvera le monde » a dit Dostoïevski.
Connectés à la beauté des choses, il semble que notre énergie augmente. Ce que nous trouvons beau doit être ce qui contient ce dont nous avons besoin.
Un paysage harmonieux doit contenir pour nos instincts primaires les poissons suffisants dans les rivières, la végétation protectrice dont le bois pourra nous chauffer, les fruits mûrs qui pourront nous sustenter et les perspectives d’évolutions offertes pas ce pic tout en haut de la montagne qui nous promet des vues sur le lointain.
Ce que nous trouvons beau nous attire, comme si le corps savait trouver au-dehors ce qui lui manquait au-dedans.
Même un paysage désertique peut être beau, pour le calme et la sérénité que nous recherchons à cet instant.
Nous allons là où nous avons besoin d’aller.
De même les personnes au grand cœur sont souvent belles, sans parler du physique à proprement parler, mais selon ce qu’elles rayonnent. Ainsi nous avons envie de rentrer en amitié, avec ces âmes éveillées.
Être libre, c’est savoir s’orienter vers plus de beauté.
Vers la beauté d’un moment.
Car la beauté est comme une fée, elle se cache dans des moments fugaces.
Des moments où elle nous ramène à la conscience.
Goûter à ces états est une grande chance.
Alors Merci pour ces moments de transe.
Et que continue la danse !