
Ce jour-là l’ascension se faisait entre de grands pans de roches troués comme du gruyère, où chaque interstice rocheuse semblait être le fruit d’une bulle d’air qui aurait explosée au cœur du magma dégoulinant. Ces multiples grottes acérées étaient sans aucun doute les refuges des dragons du coin. Mais ce sont surtout les chants des coqs que nous entendions à ce moment-là, résonnant contre les parois.
Il fallait se hisser à coup de grandes enjambées le long du chemin de lave pétrifiée pour escalader la montagne, et faire descendre l’horizon de la mer jusqu’à apercevoir toute la vallée. Là, nous pouvions voir les coulées de bananiers se rependant sur les zones planes du territoire.
La rudesse de la roche noire coupante et verticale contrastait avec la foisonnante végétation vert tendre printanière qui explosait de part et d’autre du chemin. Un feu d’artifice de floraisons de toutes les couleurs était accompagné des bourdonnements d’insectes traversant le chemin à toute vitesse, afférés avec tout ce travail qui leur restait à faire.
Les cuves d’eau étaient remplies à ras bord, et créaient des miroirs ça et là dans le paysage sur lesquels se reflétaient les nuages et le bleu du ciel. Ces pauses planes et calmes étaient comme des pas doux au milieu des reliefs rocailleux et végétaux.
La porte d’entrée d’une ruine à mi-chemin créait un parfait cadrage avec ses pierres bien taillées et ajustées. Des gens venaient jusqu’ici auparavant ? Courageux ou en fuite du monde ?
C’est intéressant comme certains êtres ont besoin de s’isoler dans la Nature. Comme si ici, ils pouvaient entendre le murmure de leur âme, loin du brouhaha quotidien et des demandes incessantes. Un refuge. C’est comme ça qu’on appelle ces cabanes perchées dans la montagne partout dans le monde. On pense que c’est un refuge contre les intempéries, mais c’est en réalité un refuge pour se protéger des tempêtes émotionnelles.
Selon certains commentaires de sites de randonnées, il y a un ermite qui vit dans cette vallée. Nous ne l’avons pas croisé, mais peut-être que lui nous a vu passer, comme la panthère des neiges observant Sylvain Tesson et Vincent Munier sans qu’ils s’en aperçoivent pendant leur traversée du Tibet.
Il y a d’autres « ermites » qui crèchent aussi dans des cavités près des plages. On les appelle pourtant « sans abris ». Quelle est la différence ? Il y a une notion de sagesse associée à l’ermite, une notion d’érudit, de penseur, de spiritualité. La différence réside-t-elle dans le fait d’avoir choisi ce mode de vie ?
Finalement, plusieurs personnes peuvent se retrouver dans de mêmes conditions, mais ne le vivront pas de la même manière selon que ce soit le fruit de leur choix ou non. L’important n’est donc pas tant le résultat que l’intention. Il en est de même pour certains qui se retrouvent sur les routes par fuite d’un régime autoritaire ou d’une guerre dans leur pays, tandis que d’autres préfèrent lâcher leur confort urbain pour aller arpenter les routes avec leur seul sac à dos. Nous avons besoin de choisir, d’avoir une incidence sur le déroulé de notre vie. Nous avons besoin de pouvoir diriger notre barque dans l’océan de la vie. C’est ce qui nous fait nous sentir libres.
Ce jour-là, nous avions choisi la contrainte d’un dénivelé agressif, pour décrasser nos muscles, pour rééquilibrer notre système nerveux, pour respirer le grand air, abreuver nos yeux de beauté, et en ressortir rassasiés, sereins, joyeux.
Ces chemins accessibles à tous randonneurs, touristes, locaux, ermites ou sans abris, offrent à qui le veut une ascension vers un rééquilibrage de soi-même.
Et au-dessus planent les dragons, à moins que ce ne soient des rapaces, ou parfois des aigrettes en redescendant vers la mer. Dragons blancs ou dragons gris, ces êtres nous accompagnent sous leur forme réelle ou imaginaire. Quelle est la différence de toutes façons ? Nous aimons sentir la présence d’autres êtres pour nous sentir moins seuls. L’ermite n’est pas seul, il converse avec Dieu. Chacun recherche une présence, et s’il ne la trouve pas autour de lui il se la crée par son imaginaire. Car ne pas être seul veut dire être vivant. Si l’on était seul, s’il n’y avait plus d’autres êtres vivants, c’est que nous n’en n’aurions plus pour très longtemps, car il n’y aurait plus de quoi se nourrir et survivre. Se sentir accompagné, c’est se sentir vivant. Que cette compagnie soit réelle, imaginaire, ou perçue.