« Incroyable » « sensationnel » « exceptionnel » « à voir absolument ». Voici ce que l’on peut lire sur les affiches de cinéma sur le quai de la gare. Ne peut-on plus avoir notre propre avis ?
L’affiche seule n’a-t-elle plus suffisamment de sens ? Où est notre liberté de ressentir, d’aimer ou de ne pas aimer ? Fini la surprise, l’interrogation avant de voir le film, la curiosité de la découverte. Nous sommes obligés d’aimer, tout le monde l’a apprécié avant nous, ce serait un crime de ne pas penser comme le groupe. On part avec un à priori et non avec la page blanche des émotions. Et en fait peu importe qu’ensuite on n’aime ou on n’aime pas, on a déjà acheté le billet, la consommation est faite. Et de toutes façons on ne s’avisera pas de dire qu’on n’a pas été autant emballé que les mots ne le prédisaient, qui nous croirait ? Si la presse l’a dit, si Telerama, le Figaro ou Madame l’ont dit, quel poids a notre pensée dans tout ça ? Nous serons simplement écartés du troupeau.
Mais là est le but du cinéma de grande audiance : il n’est plus de se poser des questions, faire réfléchir, prendre conscience, éveiller, faire découvrir la beauté ou un autre point de vue. Ces adjectifs sont là pour appuyer la valeur du film (qui du coup n’en n’aurait pas sans ces mots ?). Et surtout qu’est-ce qu’ils provoquent au passant qui se retrouve nez à nez avec cet écran géant lorsque les portes du RER s’ouvrent ? Sur le quai étroit, en slalommant entre les voyageurs et les panneaux publicitaires, ces mots résonnent comme une sentence. Il y a quelque chose d’exceptionnel que tu n’as pas vu, que tu as loupé, que tous les autres ont déjà apprécié. Conséquence ? Tu te sens mis à l’écart, tu ressens un manque. Vite, il faut aller le combler en achetant un billet, vite rejoindre le groupe protecteur. Cela fait appel aux pulsions les plus profondes, pas de place à la réflexion et au ressenti intime et personnel.
Sauf que le manque ne peut pas être comblé dans l’immédiat. Surtout si la Wifi ne marche pas. Alors s’ensuit un sentiment étrange de malaise. Nous avons perdu de notre dominance. Nous nous sentons amenuisés. Et ce sentiment est complété par l’entassement des travailleurs et jeunes mamans avec poussettes dans un train étonnamment court, avec quelques rames en moins pour éviter l’expansion et répondre à la demande de densification des villes. Avec le froid automnal les grosses vestes et manteaux s’entassent dans la chaleur d’un chauffage surdosé, les aisselles dégoulinent, les enfants pleurent et les mères aux cernes et au visage pâle renfrognent leur honte et frustration. Quel environnement merveilleux pour la confiance en soi et le sentiment de dominance ! L’air commençant à manquer, le train ralentissant sur les voies pour laisser passer un train plus rapide, certaines personnes défaillent, mais heureusement ne peuvent s’écrouler sur le sol, soutenues par le groupe. Ou plutôt par sa densité. Enfin les portes s’ouvrent, la libération. L’air frais remplit les poumons, le train déverse la populace sur les quais. Certains ont encore la force de courir, que dis-je de se taper un sprint dans les escaliers car ils ont aperçu sur l’autre quai le train en partance pour la Défense, ce train carré moche qui s’emplit de costards cravates en sueur. Au dehors, l’apparence de la réussite, au dedans la dignité qui s’écoule.
Il ne manquerait plus qu’un salaire sous-estimé à ces efforts quotidien, malgré une année record en bénéfices. Et voilà une classe moyenne travailleuse pleine d’estime d’elle-même, à même de consommer librement.
Et lorsque quelques mères cinquantenaires se regroupent en petit comité de résistance heureuses dans le wagon, pleines de bonne humeur et avec l’envie de partager leur journée, on les rabroue, on les accuse de « jacasser », de ne pas laisser tranquilles les autres voyageurs. Le système a réussi à mettre en place l’auto-censure, même plus besoin de garde-fou, le peuple s’en charge lui-même, les têtes ne doivent pas dépasser du troupeau.